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L'essence de l'homme

"Le Je reçoit l'essence et la signification de ce à quoi il est lié."

Dans son livre Théosophie, Rudolf Steiner soulève, par ces mots assez simples, une problématique complexe : l'existence personnelle est imprégnée par l'objet dont elle s'occupe.

Le "Je" se lie d'un côté au passé (corps), il peut être saisi et formé de manière immédiate dans le présent (âme) et mener à des facultés, pour réaliser l'existence personnelle à partir de potentiels d'avenir (esprit).

Ces dimensions de l'existence humaine sont, entre autres, l'objet de la considération ci-dessous de Rudolf Steiner:

"Ces mots de Goethe décrivent de belle façon le point de départ d'un des chemins sur lesquels l'essence de l'homme peut être connue : "Dès que l'être humain prend conscience des objets qu'il perçoit autour de lui, il les considère en rapport avec lui-même ; à bon droit, car tout son destin dépend du fait qu'ils lui plaisent ou lui déplaisent, qu'ils l'attirent ou le repoussent, qu'ils lui servent ou lui nuisent. Cette manière toute naturelle de considérer et d'évaluer les choses semble aussi aisée que nécessaire, mais l'homme est ainsi la proie de mille erreurs dont il rougit souvent et qui lui rendent la vie amère. — C'est une tâche bien plus difficile qu'endossent ceux dont le désir vivant de connaissance aspire à observer les objets de la nature en eux-même et dans leurs rapports réciproques : ils perdent bientôt l'échelle de mesure sur laquelle ils s'appuyaient lorsqu'ils considéraient les choses par rapport à eux-même. Il leur manque l'échelle de mesure offerte par le plaisir et le déplaisir, l'attirance et le rebut, l'utile et le nuisible. Ils doivent y renoncer totalement, ils doivent, tels des êtres détachés, semblables à des dieux, chercher et explorer ce qui est, et non ce qui plaît. Le véritable botaniste ne doit pas être touché par la beauté ou l'utilité de la plante, il doit étudier sa formation et son rapport avec le reste du règne végétal ; et, tout comme elles sont toutes attirées et éclairées par le soleil, il doit lui aussi les examiner et les contempler avec le même regard paisible et tirer l'échelle de mesure de sa connaissance, les données de son jugement, non pas en lui-même, mais dans le cercle des choses qu'il observe."

Cette pensée de Goethe attire notre attention sur trois points. En premier lieu, sur les objets eux-mêmes dont l'existence nous est continuellement révélée par nos sens, objets que nous touchons, que nous sentons, goûtons, entendons et voyons. En second lieu, sur les impressions que ces objets font sur nous, sur le plaisir ou le déplaisir, sur le désir ou l'aversion qu'il nous inspirent et qui se manifestent par le caractère agréable ou désagréable, utile ou nuisible que nous leur attribuons. Et, en troisième lieu, sur les connaissances que nous acquérons en tant qu'êtres « pour ainsi dire divins » sur la nature de ces objets, sur les mystères de leur existence et de leur activité.

Les trois domaines auxquels font allusion les paroles de Goethe se distinguent nettement dans la vie humaine. Et l'homme se rend compte qu'il se rattache au monde de trois manières différentes. La première manière lui est innée, c'est celle qui lui fait accepter le monde comme une donnée immédiate de ses sens. La seconde manière est celle qui lui fait accorder une signification aux choses par rapport à lui. Et la troisième est celle qui représente le but vers lequel il doit tendre sans cesse.

Pourquoi le monde revêt-il pour l'homme ces trois aspects? Le plus simple examen peut nous l'apprendre. Je traverse une prairie parsemée de fleurs. Les fleurs révèlent leurs couleurs à mes yeux. C'est là la donnée du monde que j'accepte. Je trouve plaisir à la magnificence de ces couleurs. Je m’approprie ainsi la donnée. Par mes sentiments, je rattache les fleurs à ma propre existence. Après un an, je repasse par la même prairie. D'autres fleurs y poussent. Une joie nouvelle m'est donnée par elles. Elle réveillera le souvenir de la joie que j'éprouvais il y a un an. Celle-ci demeure en moi, l'objet qui la fit naître n'est plus. Mais les fleurs que je vois actuellement sont de la même nature que elles de l'an passé, les mêmes lois ont présidé à leur croissance. Que je me sois instruit sur cette nature et sur ces lois, et je les retrouverai dans les fleurs de cette année, comme je les ai trouvées dans celles de la saison dernière. Les fleurs de l'an dernier ont disparu, me dirai-je, la joie qu'elles m'ont communiquée ne demeure que dans mon souvenir, elle n'est plus liée qu'à mon existence. Mais la nature de ces fleurs et les lois que j'ai reconnues en elles l'an passé et que je retrouve à présent, celles-là demeureront tant que pousseront des fleurs pareilles. Cette nature et ces lois se sont révélées à moi, mais elles ne dépendent nullement de mon existence, comme en dépend ma joie. Le sentiment demeure en moi; les lois, l'essence des fleurs résident en dehors de moi, dans le monde.

Voilà comment l'homme se met constamment en rapport avec le monde de trois manières. Ne cherchons pas pour le moment à interpréter ce fait, acceptons le simplement tel qu'il se présente à nous. Il en résulte que la nature humaine a trois côtés. Et ce sont ces trois côtés que, jusqu'à nouvel ordre, nous désignerons ici sous les noms de corps, âme et esprit. Toute idée préconçue ou même toute hypothèse dont on voudrait les charger ne ferait que nuire à l'intelligence de ce qui va suivre. Par corps nous entendons ce par quoi les choses du monde environnant se révèlent à l'homme ; telles, dans l'exemple qui précède, les fleurs de la prairie. Par âme, ce par quoi l'homme rattache les choses à sa propre existence, ce par quoi il éprouve du plaisir ou de la peine, de l'attrait ou de la répulsion à l'égard de ces choses. Par esprit, nous entendons ce qui se révèle à lui quand, selon la parole de Goethe, il contemple les choses — « comme un être en quelque sorte divin ». — C'est dans ce sens que l'homme se compose du corps, de l'âme et de l'esprit.

(Issu de Rudolf Steiner, Théosophie, « L’être de l’homme », traduit de l’allemand par Elsa Prozor, Presses universitaires de France, 1923. Premier paragraphe traduit par nos soins).